J'aime notre époque, parce qu'elle est pour l'instant indéchiffrable, et parce que je suis curieux de ma nature. En dépit de tous les accidents de la route, j'adore conduire une voiture – une voiture aussi rapide que possible. Et ce qui me plaît dans le pilotage n'est certes pas la course en ligne droite. Ce sont les virages : le simple fait de tourner requiert de la part du chauffeur une certaine habileté, voire un certain sens du risque. Et puis, au-delà du virage, nous ne savons pas encore les paysages qui nous attendent. Dans ces années de grâce ou de disgrâce, nous sommes au beau milieu de la courbe d'un grand virage qui nous masque les horizons. Si j'ai tant envie de vivre – et de vivre vieux – c'est que je veux connaître un jour les nouveaux paysages qui vont me sauter aux yeux !
Le même ordre de curiosité – exactement le même – m'a conduit depuis longtemps à me pencher sur le problème de la jeunesse ; une curiosité mêlée, bien sûr, de tout l'amour que je lui porte. Car la jeunesse fait partie des paysages neufs dont je parle ...
Un écrivain célèbre disait, voici quelques années : « II ne fait pas bon être jeune en ce moment ! » Je ne suis pas de son avis. Notre époque est fascinante. Et, d'ailleurs, il fait toujours bon être jeune.
Le conflit des générations est sans doute la constante sociologique la plus remarquable. La seule différence entre notre époque et les époques passées, est qu'autrefois ce conflit était masqué par la discipline très stricte où les jeunes étaient maintenus – et peut-être, aussi, par le respect inconditionnel qu'ils éprouvaient envers leurs parents. « Le visage de la dernière génération se mire dans la nouvelle. C'est elle qui en est l'éducatrice, la nourricière. Jusqu'à vingt et un ans les jeunes ne sont pas responsables devant la loi, près des tribunaux. Ce sont leurs parents qui paient. Cela est justice.
« Après avoir défendu avec courage leurs opinions, ils ont manqué du courage moral nécessaire pour les sauvegarder.
« La génération de mes parents ? Il n'en n'est pas sorti de génies. Je lui reprocherai trop de résignation, de fausse tolérance. Elle s'est trop désintéressée de la vie nationale. Elle n'a pas su apporter à la jeune génération un idéal de vie, d'où le « drame de la jeunesse ». Elle semble avoir surtout apprécié les pantoufles et le frigidaire.
« Dans les journaux, au cours des émissions de radio ou de télévision, dans les séquences cinématographiques, il est bon de faire allusion aux problèmes de la jeunesse.
« Les conseils municipaux, paroissiaux ou politiques, après avoir lu les articles et subi les films, se demandent ce qu'ils pourraient bien inventer.
« Les prêtres qui ne parviennent pas à réunir suffisamment de scouts ou de J.O.C.*, les communistes qui comptent avec peine leurs troupes de J.C.**, les partis de comitards pour qui un jeune turc a quarante ou cinquante ans, en condamnant l'ensemble d'une génération, tentent de justifier leur échec.
« Les sociétés sont comme les boutiques et les familles. Elles se renouvellent. Elles meurent.
« Nous n'ayons jamais eu l'impression que vous preniez en charge cette société. Vous la laissez crever, emportés avec elle.
« Vous n'avez pas exigé des hommes qui étaient vos pasteurs civiques, politiques, religieux, qu'ils vous apportent l'espérance de créer un monde qui vaille le coup d'un grand mouvement d'âme, de cœur, de chair.
« Nous cherchons, nous, ce monde. Riez... nos tentations de foutre le camp, de foutre tout en l’air : c'est cela inconsciemment. Nous cherchons... Une chose nous frappe, en vous écoutant : vous n'avez pas eu de maître. Aucun, et ceux qui auraient pu l'être pour vous, vous les avez ignorés et vous ne les connaîtrez jamais.
« Nos grand-pères avaient des maîtres. Pas vous. Cherchez...
« Nous aussi, nous cherchons et nous attendons de pouvoir choisir...
« Sartre, c'est à vous, pas à nous. – Pas un maître – un constat de décès pour vous. À ce sujet : vous avez, par le dévergondage des morales, par votre démission, fait que la révolte contre la société n'est même plus tentante pour un jeune. C'est un désert que vous nous offrez, un désert d'ennui. Bernanos, pour vous, était un fou. Montherlant un exalté. Pourtant, ils vous ont dit tout cela.
« Le Roi Ferrante vous criait, à vous aussi :
– En prison pour crime de médiocrité ! »
« C'est à vous qu'il s'adressait.
« Avez-vous même compris la réplique du fils dans une pièce d'Anouilh, lorsqu'il s'adresse au père :
– C'est triste aussi ce que je pense...
– À quoi penses-tu
… ?
– À toi. »
Michel de Saint Pierre
La nouvelle race
éd. La Table Bonde 1961
* J.O.C.: Jeunesse Ouvrière Chrétienne
** J.C. : Jeunesses Communistes.
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