On ne dira jamais combien le pouvoir central a maltraité les Normands. Le quart des impôts du royaume et la soldatesque à la moindre récrimination, sous l'Ancien Régime, et les propos haineux des « parisiens » de fraîche date, impuissants à comprendre que, si les idées nouvelles peuvent plaire en Normandie, le chaos des années de révolution satisfont peu les Normands. En Normandie, la confiance s'accorde plus à des hommes qu'à des principes, et lorsque ces principes vont à rencontre des intérêts et des revendications particularistes, l'attitude des normands ne laisse pas d'être surprenante...
La période révolutionnaire a vu, tout comme les autres époques de notre histoire, des personnes agissant plus en fonction de leurs convictions propres, que dans le sens de l'intérêt général ; la Normandie ne manque pas, ici non plus, d'apporter son lot de grandes figures : tout le monde connaît Marianne Charlotte Corday, quelques uns se rappellent le nom de Jean-Baptiste Le Carpentier, Normand de la Manche et farouche représentant en mission qui sut galvaniser les énergies républicaines lors de la bataille de Granville. Combien, hors du département de l'Eure, savent qu'il y eut deux Lindet, dont un curé, et qui, bien que Montagnards acharnés, firent preuve d'indulgence et de dévouement pour leurs frères Normands ? Pour un Frotté, si brillant et romantique général d'une Armée Catholique et Royale d'insurgés qu'il fut, dont la littérature fait une apologie tapageuse, combien de pages sur le marquis de la Londe qui organisa un réseau contre révolutionnaire aux portes de Rouen ? Et qui se souvient encore de Lebrun ... et de tant d'autres ? Pour une population toute entière qui lutta à Granville, contre les « hordes chouannes » qui terrorisaient la république, pas un éloge dans les manuels, alors qu'elle sauva la Convention !
On ne le répètera jamais assez : les députés de la Convention qui ont voté la mort du roi étaient des produits des écoles et des universités de la monarchie. Pour soixante-quatre normands à la Convention, vingt-deux ont volé la mort, toutes nuances d'infliger la peine confondues. C'est peu, mais c'est déjà trop sachant ce que tous devaient au régime qu'ils venaient de renverser. Mais en agissant ainsi, ils se soumettaient à l'hystérie des manifestations parisiennes et non pas à la volonté des populations qui les avaient mandatés pour réformer une société. Les cahiers de doléances traduisaient, outre un malaise social et économique, une volonté d'autonomie que les députés ont vite oublié. L'alençonnais Hébert, alias Père Duchesne, sous ses flots de propos injurieux et orduriers, n'était que la partie avouée des normands qui « trahirent » la Normandie une certaine nuit d'août 1789.
Au-delà de la mystique révolutionnaire, qui déforme les mots et leur sens, c'est un renforcement du pouvoir parisien que les Normands du dix-huitième siècle ont subi. Une dépossession contre laquelle ils ne se sont que mollement défendus au moment même où, à l'occasion d'un profond remaniement social, ils auraient pu voir réappliquée la formule « Normands sires de seï ». Au lieu de cela, ils n'ont su trouver l'énergie nécessaire pour réaliser ce qu'ils réclamaient. Les Nations d'Ancien régime se sont vues interdire cette définition, et imposer l'unicité et l'indivisibilité d'une seule Nation « française ». Au-delà de cette modification, anodine dans le feu de l'enthousiasme révolutionnaire, c'est une nouvelle ouverture pour l'ingérence française dans nos affaires ; les mandatés, tout juristes et phraseurs qu'ils étaient, n'y prirent pas garde, mais les normands en comprirent très vite l'importance et, paradoxalement, se désintéressèrent des événements alors qu'à Lyon les fédéralistes luttaient contre les jacobins avec l'énergie du désespoir, et qu'ailleurs en Europe d'autres réclamaient, armes à la main, leur rattachement à la jeune république.
L'hégémonie parisienne a vu son action renforcée par les notables qui donneront naissance au localisme. Ces fidèles supporteurs du nouveau régime endosseront leurs nouvelles responsabilités avec d'autan plus de dévouement qu'ils avaient compris combien l'éloignement relatif du pouvoir pouvait leur être profitable. Enrichis par les produits et les ventes de biens nationaux, ils contribueront par leur collaboration servile à l'effacement de la province Normande. La Normandie n'est plus qu'une partie de La Province que l'on exploite ; Province, terme générique que l'on oppose à Paris, Capitale, où tout doit être décidé, d'où tout doit être initié et imité.
L'esprit du jacobinisme n'est pas mort, et il continuera de rayonner après que la France ait existé, comme il éclaire l'Europe et guide la conclusion des grands accords internationaux. Qu'importent, alors, les intérêts vitaux des populations authentiques face aux grands principes rendus d'autant plus intangibles qu'ils échappent, chaque jour un peu plus, à l'entendement du peuple au nom duquel on parle sans plus se soucier de son existence.
Jean-François Bollens
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