Jamais dans l'histoire le paysage ne fut aussi menacé que de nos jours dans sa qualité, sa véracité, son harmonie. Jamais non plus il n'avait été l'objet d'un si grand nombre de soins officiels, de mesures de protection, de tentatives de sauvegarde. « Plans paysages », « plan d'occupation des sols », « schémas directeurs », autant de tentatives pour protéger les sites encore vierges ou pour modeler la pression menaçante exercée par l'extension des villes, des industries, des implantations touristiques sur le milieu nature !
Salutaire réaction face à la dégradation de notre cadre de vie ? Ou tentative un peu vaine de palier les effets pervers d'une modernité que nul n'est prêt à remettre en question ? L'histoire de notre paysage est évidemment liée à l'histoire de l'architecture et de l'urbanisme, eux-mêmes résultant d'une volonté politique ou religieuse. Les premières traces de l'homme dans le paysage occidental sont d'ordre vénérable, religieux. Les mégalithes du Finistère, dont l'ordonnance date de 4600 ans avant notre ère, sont des monuments funéraires. Avec la civilisation gallo-romaine, le paysage français est né : un paysage communautaire fait de villes, de villages, de régions agricoles dont les structures évolueront de façon cohérente et ne seront plus remises en question avant le déclin de l'autarcie régionale dû à l'avènement des moyens de communication ultra rapides de l'ère moderne. Jusqu'à cette date, en effet, l'homme « conquiert » la nature, mais cette conquête est civilisatrice et non pas destructrice; domestication de la forêt, extension des cultures, développement des villes, des villages et des monastères, ceux-ci étant probablement le moteur essentiel de l'aménagement de notre territoire après la conquête romaine. Au XVIIème siècle, la ville défensive cède définitivement la place à la ville d'agrément : l'esprit, classique l'organise selon les principes (d'ailleurs redécouverts de l'Antiquité) de la rue rectiligne et de la perspective. Avec le XVIIIème siècle, l'intérêt se porte sur la nature elle-même, mais une nature que l'on voudrait idéale. La mode est alors aux jardins chinois, à l'esthétisme de Rousseau. L'apparition de cette nature abstraite devenue élément de jouissance coïncide avec celle du tourisme et avec la diffusion des guides à l'intention des voyageurs. Le paysage devient ainsi décor, prestation pourrait-on dire : dérive annonciatrice du concept pragmatique et contemporain d'environnement écologique.
La révolution industrielle du XIXème siècle va exacerber ce nouveau mode d'attachement à la nature : si l'industrie procure à l'homme de plus grands biens matériels, un déplacement plus rapide, elle lui impose aussi de grandes architectures d'usines et des voies ferrées qui découpent le paysage, La circulation des matériaux de construction débouche dans le même temps sur l'uniformisation de l'architecture, répandue par l'image accessible à tous de la maison du garde-barrière, ancêtre du pavillon individuel.
Le paysage change ainsi d’échelle : il est désormais régi par une échelle nationale, voire internationale... et non plus par l'échelle régionale jusqu'alors en place.
Pressentiment des menaces que fait peser sur le paysage l'avènement de la modernité ? L'idée d'organiser la protection du paysage naît elle aussi du XIXème siècle. Comme si, en se dotant de nouveaux moyens de productivité, de vitesse, l'homme avait immédiatement senti l'impact de ces « progrès » sur son environnement, et la fragilité de son patrimoine devant le déferlement de ces nouveaux biens. Le bilan politique est en réalité contrasté: si le dispositif mis en place a bien permis de protéger un grand nombre de sites, il n'a pas pour autant donné naissance à d'harmonieuses agglomérations. C'est qu'il n'a pas cherché à apprendre à ceux qui entendaient aménager la France à prolonger le paysage comme l'avaient fait les bâtisseurs des siècles précédents de notre histoire. Or, la protection administrative peut-elle relayer la vie d'un paysage ?
Peu de lieux subsistent en France où la main de l'homme n'ait laissé son empreinte organisatrice […].
C'est ainsi que pendant des siècles le paysage français a été protégé par des gens qui n'en avaient nulle conscience, Parce qu'il était tout simplement aménagé dans le respect de sa vocation naturelle. Alors que Sa politique de protection des sites consiste au contraire aujourd'hui à soustraire un certain nombre de paysages à leur siècle, à les placer sous cloche comme autant de pièces de musée. La question est de savoir où s’arrêter : on ne peut classer toute la France !
La limite du système tient à ce que les classements de sites ont un aspect artificiel : ils ne préservent que l'aspect inclus dans le périmètre défini. Au-delà, tout est possible. Parce que l'aménagement lui-même a cessé d'être, hors de ses limites, conçu comme une mise en valeur du paysage. Et qu'il est, le plus souvent, mené dans un parfait mépris du site. Le dessin des villes, villages, hameaux isolés bonifiait autrefois le paysage. Aussi n'était-il guère besoin de protéger les sites.
Aujourd'hui, c'est la vie qui détruit au contraire le paysage. Et les sites protégés peuvent être considérés comme autant de « réserves indiennes » où seraient conservés les témoignages d'un passé évanoui. « La volonté de protéger un paysage à l'échelle d'un site ou d'une région est inspirée au départ par un réflexe de défense, affirme Jacques Sgard, paysagiste contemporain. Le concept de protection doit aujourd'hui être relayé par celui d'aménagement et de gestion ».
Par-delà la pédanterie du dernier terme, il faut reconnaître dans ces propos, très représentatifs de la tendance en matière d'urbanisme, une évolution favorable. Après une période où la protection des sites a fait fureur, on découvre les limites de celle-ci. Dans la mesure où il n'est pas possible de doter l'ensemble du territoire d'une protection juridique, il est sans doute préférable de favoriser le réapprentissage de l'aménagement, résultat, de la vie économique et politique régionale, plutôt que de juxtaposer une protection excessive ici et un laisser-aller complet ailleurs. Mais pour être efficace, le réapprentissage devra prendre racine plus profondément que dans le simple réflexe esthétique ». […]
d'après Olivier MADELIN
Le Spectacle du Monde
août 1994
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