On trouvera ici, pour l'heure, les textes de Runes-Lettres d'O.D.I.N.
qui, à terme, seront complètés des réflexions du groupe de
travail de l'O.D.I.N.-76, de sa création jusqu'à sa dissolution en 1996.



mardi

Vérités qui font mal sur l'agriculture

Depuis que les paysans se sont mis en tête de devenir des « entrepreneurs agricoles », répondant en cela à de funestes chimères technocratiques, tout va de Charybde en Scylla. Bienheureux le temps où, tout sentimentalisme désuet mis à part, le cultivateur-paysan respectait son environnement, conscient que sa valeur foncière représentait un patrimoine devant faire l'objet d'une gestion soignée pour qu'il y ait quelque chose à transmettre.

LA DÉSERTIFICATION DES ZONES RURALES S'APPARENTE A UNE DEVITALISATIION DE L'ESPACE RURAL.
Le rêve d'une France rurale a la vie dure. Pourtant les agriculteurs sont trois fois moins nombreux qu'il y a 30 ans, et ce ne sont plus des paysans. Avec 3 047 000 hectares la Normandie occupe 1,7% des terres de la C.E.E. ; 63 % des terres labourables y sont utilisées par rapport à la Surface Agricole Utile (S.A.U.), pour 77 500 exploitations agricoles en 1988, soit un recul de 15 000 exploitations (-17%) depuis 1970. La diminution de 2,2% par an des exploitations agricoles confirme la difficulté du remplacement des personnes en âge de prendre leur retraite, malgré le maintien de l'activité au-delà de 65 ans. Coûts d'installation, poids de l'investissement foncier, emprunts, manque de garanties pour les débouchés, limitation de la production ... entraînent un abandon des terres et de l'habitat contigu dans la proportion d'une installation pour cinq départs.
Les 105 169 nouveaux arrivants dans les communes rurales de « haute »-Normandie ne doivent pas faire oublier que, sur la même période, 8 000 habitants ont quitté les communes de moins de 200 habitants depuis 1970, il semble désormais acquis que la désertification des zones rurales, plus qu'un phénomène de dépopulation, s'apparente à une dévitalisation de l'espace rural.
L'attachement à la terre, lié aux idées de sous-développement, voire d'archaïsme, à laissé place à l'agriculture industrielle et à l'élevage intensif où !e patrimoine-terre n'est plus qu'un outil de travail se dévaluant. Depuis 1970 les sols arables ont perdu 46% de leur valeur en francs constants.

DES RESPONSABILITÉS POUR LE MOINS PARTAGEES.
Face à une situation aussi catastrophique – une exploitation agricole disparaît toutes les 20 minutes en France – on est en droit de se demander si – perdants d'hier, d'aujourd'hui et à venir mis à part – tout ce monde a bien lieu de se montrer aussi pessimiste. Le marché et les profits sont gigantesques, voire démesurés, et les enjeux dépassent, de loin, le seul aspect verdoyant de nos campagnes.
Aujourd'hui la mode est aux quotas laitiers, aux viandes contingentées à l'importation, au gel des terres agricoles. Il serait hâtif de conclure qu'il s'agit d'une évolution gravée dans le marbre des destins immuables, ou que la situation résulte des conséquences des tares de « la société ». Les responsables sont connus, ne se cachent même pas pour agir : « ils » occupent les rues pour y manifester leurs légitimes inquiétudes et mécontentements, donnent des conseils avisés aux gouvernements, qui n'en peuvent mais plient l'échine – à Bruxelles ou ailleurs – sous les ukases des Américains au sein du G.A.T.T. (1).
Beaucoup de monde… ou trop de monde ? Les responsabilités sont multiples et le nombre des intéressés ne justifie pas plus la seule dénonciation d'un seul groupe de responsables que le renvoi à des causes inconnues et indéfinissables. Il suffit de comparer l'évolution du nombre d'exploitations agricoles pour trouver le premier maillon de la chaîne des responsabilités. En 25 ans la proportion agricole du monde rural est passée de 50 à 22% ; en 25 ans la C.E.E. a perdu 15 millions d'emplois agricoles. Le paysan traditionnel, celui qui « respectait les lois de la nature », sous les encouragements des ingénieurs agronomes, s'est endetté pour se moderniser, s'agrandir, gagner sur les parcelles lors des remembrements, complice des industries chimiques gagner encore sur les rendements.
Là où le bât blesse, c'est lorsque l'on apprend que l'augmentation des excédents augmente les coûts de stockage, et a pour conséquence l'augmentation des prix de vente tout en abaissant les revenus agricoles. Ce schéma pourrait être corrigé par une baisse de production, il n'en n'est rien. Le gel des terres, au lieu d'être un stabilisateur du marché est un facteur déséquilibrant supplémentaire. Cette mise en jachère, proposée par la C.E.E. est une pratique abandonnée depuis plus de 60 ans en « haute » - Normandie. Les primes, inégales suivant les pays, ne couvrent même pas les charges de structure. La politique des quotas (2) a permis le maintien du prix du lait au détail au seul profit des gros producteurs laitiers qui ont renforcé leurs pouvoirs. En 25 ans, le prix du blé a augmenté de 25%. La politique céréalière a bouleversé le paysage économique, celle des prix a favorisé les excédents et l'hypercentralisation des entreprises agricoles, soit les 25% « plus performantes », a absorbé 75% des aides communautaires. Les excédents céréaliers ont été réinjectés dans la chaîne alimentaire des ruminants, mais, même sous forme de viande, nous ne pouvons absorber plus d'une tonne de céréales par habitant et par an.

LA MAUVAISE NOURRITURE N'EST QUE LE REFLET
DE LA MAUVAISE SANTÉ DE LA TERRE QUI NOUS NOURRIT.
Rompre le cycle en taxant les engrais qui sont à l'origine de ces rendements délirants causerait la ruine des céréaliers, mais surtout celle des industries chimiques (3) et agro-alimentaires (4) qui sont les vrais bénéficiaires des subventions agricoles, tandis que le consommateur, leur première victime, consomme en moyenne 1,5 kg. (5) de produits chimiques alimentaires par an. Stress, maladies cardio-vasculaires, cancers et autres « accidents » ne sont que le reflet de la mauvaise santé de la terre qui nous nourrit.
Mais qu'importe ! L'ouverture des nouveaux marchés vers les Pays de l'Est, nouveaux Eldorados ajoutent plus d'intérêt à la course à l'arme alimentaire. Les principaux acteurs sont les laboratoires de la pétrochimie où s'élaborent les nouveaux hybrides qui ne pourront se développer sans l'aide des engrais complémentaires indispensables à leur croissance.
Science fiction ?
Actuellement aux États Unis d'Amérique, trois organismes détiennent 80% des brevets du haricot, deux organismes contrôlent 100% du marché du chou-fleur, un organisme monopolise la production de l'aubergine. Et de bons penseurs ont déterminé que quinze espèces pouvaient suffire à assurer l'alimentation végétale de l'ensemble de la population humaine.
Propos alarmistes ?
D'ici 2050, un quart du patrimoine génétique végétai mondial, soit 60 000 espèces, aura disparu.
Au XIXème siècle, 10 000 variétés de pommes étaient recensées, aujourd'hui 4 sont commercialisées. De 9 blés cultivés, 3 sont encore utilisés parce que leurs rendements dépassent les 100 quintaux à l'hectare.

LE MONDE PAYSAN « PESE » ...
DEUX MILLIARDS DE DETTES.
Nous voici bien loin du « malaise paysan », mais s'il est éprouvant pour un exploitant agricole de « mettre la clef sous le paillasson », l'histoire ne fait qu'accélérer son mouvement depuis les prémices de la dernière révolution agricole. La course à la rentabilité, coûte que coûte, a aussi son revers. Les années d'aujourd'hui dites « mauvaises » auraient paru utopiques, il y a 30 ou 40 ans. Jamais la terre n'a autant donné, jamais l'âpreté n'a autant généré le besoin de gagner plus encore.
Produire, la belle affaire, lorsque les cours s'effondrent et qu'il faut, malgré tout, rembourser les annuités des beaux parleurs du Crédit Agricole. Et, malgré les faillites, la capacité productrice agricole doit être encore bien portante pour que le Crédit Lyonnais et la B.N.P. soient venus rejoindre le marché des prêts à l'agriculture !
Qu’est-il devenu le paysan d'hier, qui, prudent, mesurait son épargne ?
Il représente environ 10% du fond de commerce du Crédit Agricole, 20% de ses dépôts, mais aussi 40% des emprunts : il pèse 2 milliards de dettes, que le banquier a garanti par des hypothèques, se rendant virtuellement propriétaire des trois-quarts des surfaces agricoles.
En échange il a subi les bienfaits de la mécanisation, les nouvelles techniques, les nouveaux engrais ... Allant de miracle en miracle, chacun a tressé sa corde financière pour mieux se faire pendre.
Bilan attristant pour le monde agricole, alarmant pour notre société, sinistre pour notre Normandie. Hier prospère, fleuve de lait, paradis de la pomme ... Aujourd’hui amenée, après avis de personnes dûment diplômées à détruire ses haies, combler ses mares et ses talus, araser son Bocage et ses fossés, soit les deux tiers de son paysage d'il y a vingt ans.

DÉTÉRIORATION DES SOLS ET DE L'ENVIRONNEMENT.
Les techniques de production agricole entraînent une détérioration des sois, elles sont encouragées par la notion de « Surface de Référence Économique » (S.R.E.) qui a été substituée à celle de « Surface Minimale d'installation ». Le décret du 23 février 1988 a introduit le concept de rentabilité. Le S.R.E. conditionne l'octroi des aides à l'installation des jeunes agriculteurs et des prêts bonifiés à l'agriculture. C'est en fait une incitation à l'extension de la surface des exploitations et, donc, à l'accroissement de la surface des parcelles cultivées.
On pourra prétendre que les collectivités incitent au reboisement. Dérisoire ! Les aides en nature attribuées en 1988 représentaient 30 kilomètres de restauration (6). Le reboisement ainsi réalisé correspondrait â. 1,45 mètre en moyenne par exploitation cotisant aux caisses A.M.E.X.A.
La disparition des arbres et des haies est une des causes du problème rural. Ces barrières végétales avaient pour fonction de protéger les hommes, les cultures et les animaux des effets du vent. La réduction du vent, permise par les haies, modifiait le microclimat et les équilibres biologiques : gains de production pour les cultures et l'élevage, protection des habitations, préservation de la faune sauvage, approvisionnement de la filière-bois (foret linéaire), régulation des eaux.
Regrets passéistes pour une Normandie « carte - postale » ? Non ! Toutes ces déprédations, commises au nom du progrès, n'ont pas permis d'augmenter, à qualité égale, les sacro-saints rendements à l'hectare. Au contraire elles ont conduit à l'appauvrissement de la couche d'humus qui, par endroit, approche le seuil d'érosion, auquel sont déjà rendus 10 millions d'hectares de terres françaises (7),

LA MAIN MISE « MONDIALISTE » SUR L'AGRICULTURE.
Évolution des mentalités, industrialisation, endettement aux limites de la viabilité des exploitations ; sombre tableau, auquel il faut ajouter maintenant le risque de voir s'instaurer une mainmise des États ou du grand capital international sur l'agriculture par le biais des marchés céréaliers.
C'est un divorce entre l'homme et la terre autrefois nourricière, aujourd'hui objet de calculs de rentabilité, induisant, au-delà du profit immédiat, chômage agricole, maladie des consommateurs, pollution des sols et des eaux.
Lorsqu'en 1985 la C.E.E. déclare : « l'agriculture entretient et protège le paysage », l'Allemagne et la Grande Bretagne mettent en place un système de subventions pour encourager le maintien d'une agriculture traditionnelle. En France la F.N.S.E.A, refuse cette mission ! Quels intérêts véritables défend ce syndicat ? Des pays traditionnellement considérés comme les plus industrialisés d'Europe seraient-ils les seuls à pouvoir comprendre « qu'il ne peut y avoir de géographie qu'humaine » (M. Genevoix) ?
Le paysan est le grand perdant, entend-t' on dire. Oui, mais que reste-t-il de paysans chez ceux qu'on nous présente ? Ces entrepreneurs agricoles, ou « agri-managers », qui, avec leur bon sens, ont pollué les nappes phréatiques ? Ceux-là même qui nous parlaient du bon air de la campagne et ne savent plus que faire de leur lisier ? Ceux qui ont aidé à la reconversion du complexe militaro-industriel en épandant toujours plus de nitrates ? Peuvent- ils mériter mieux que l'équation trop de lait + trop de blé = trop de paysans ?
Alors que la diminution du nombre d'exploitations agricoles n'a jamais empêché la surproduction, les paysans sont devenus une élite ultra-performante condamnée par l'économie à la logique de la réussite, donc à leur disparition.

L'IMPÉRITIE DES PLANS TECHNOCRATIQUES PARISIENS ET BRUXELLOIS.
Syndicalistes, dirigeants de coopératives agricoles, banquiers, gouvernants, tous manquent d'imagination, de courage, de volonté. La friche des années 80 est la conséquence d'une abdication, c'est le renoncement, à valoriser le pays qui conduit à interroger les décideurs : un État reste-t- il pleinement souverain lorsqu'il n'est plus en mesure de contrôler le développement et l'occupation de son territoire ? On mesure maintenant dans toute l'étendue de leurs conséquences l'impéritie des plans technocratiques, parisiens ou bruxellois.

LUTTER CONTRE LA DESERTIFICATION.
Que l'on ferme les maternités de campagne, que les équipements scolaires deviennent ingérables faute de fréquentation suffisante, que les hôpitaux locaux semblent limiter à la gériatrie leurs actions médicales, sont autant de manifestations tangibles de la disparition de la population rurale. « La population (agricole) a lâché prise, laissant tout en place, comme on évacue en temps de guerre une position que l'on ne peut plus tenir » disait Fernand Braudel. L'habitat rural, son isolement, le délabrement voire l'insalubrité de certains cadres de vie, traduit sous une certaine forme d'abandon, un désespoir aussi certain qu'informel. Lutter contre la désertification, adapter l'espace rural, protéger et promouvoir le cadre de vie, intégrer les infrastructures sont les axes obligés de la défense de la spécificité de l'espace rural.
La qualité des paysages agricoles ne peut, à l'évidence, se limiter au seul aspect « folklorique » son entretien doit s'appuyer sur une certaine rentabilité. Devant l'incapacité de l'État à rétablir ce qu'il a laissé défaire par ses politiques successives, c'est aux collectivités territoriales de prendre le relais. Le sauvetage de l'agriculture Normande ne saurait se réaliser si la région ne pouvait défendre et faire appliquer ses décisions.
Maintenir les caractéristiques propres aux pays normands, conserver et améliorer ce que les hommes et le temps ont su leur apporter, constituent, outre l'aspect écologique, l'avantage de prouver notre volonté de conserver notre identité normande au travers de paysages travaillés à la mesure de notre histoire.
François DELAUNAY

(1) - G.A.T.T. : 87 pays contractants ; ensemble de règles régissant le commerce international et les tarifs douaniers depuis 1947, sous influence U.S.
(2) - En parfaite contradiction avec les articles 30 à 37 du traité de Rome.
(3) - L'industrie chimique a opéré sa reconversion après guerre, d'armement vers l'agriculture en proposant ses nitrates comme engrais !
(4) - 75% des aliments sont transformés industriellement et sont à l'origine de 45% des pollutions connues.
(5) – 800 produits chimiques nouveaux sont annuellement mis sur le marché sans contrôle prospectif.
(6) - Pour la seule Seine-Maritime, le CAUE. (Pont-aux-Vents, Rouen St-Sever) estime qu'il faudrait replanter 19 kms par an pour stabiliser le massif forestier linéaire…
(7) - Les engrais minéraux solubles ne s'intègrent pas aux sols :
  • 1 parcelle sur 2 n’a plus de réserves de sels minéraux
  • 1 parcelle sur 3 est en déficit de matières organiques.
  • 1 parcelle sur 5 est devenue trop acide.
sources :
 • Rapport du C.E.S.R. de haute Normandie "Quel Monde rural pour l’an 2 000 ? »
 • L'agriculture assassinée, de Jean-Clair Davesnes (Ed. de Chiré)
 • La France en friches, d'Éric Fottorino.
 • Le naufrage de l'agriculture française ; du Docteur Gheno.
 • Le krach alimentaire de Philippe des Brosses, chef e la délégation I.F.O.A.M., membre de la Commission au Ministère de l'Agriculture auprès de la C.E.E., du Parlement Européen.

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