Tout nationalisme plonge ses racines dans l’histoire. Celui de l’Irlande tout particulièrement. Face à l’Angleterre, les nationaliste Irlandais mettent l’accent sur le fait que leur pays a subi « huit siècles d’oppression étrangère » et l’affirmation de l’existence d’une « nation irlandaise » s’appuie sur des critères ethniques, linguistiques, culturels et religieux… qui remontent dans la nuit des temps et qu’il convient d’analyser rapidement pour comprendre toute l’étendue de la « question d’Irlande ».
Le premier fondement d’une « nationalité irlandaise » bien distincte, sur des critères « objectifs », serait d’ordre ethnique. Pour bien marquer leur différence originelle avec les Anglais, les Irlandais n’hésitent pas à se définir comme étant d’une autre race : « The Irish Race » ! Ils se veulent les descendants directs des derniers arrivants celtiques, les Gaëls. Cette notion de race irlandaise prêterait à sourire si on ne lui donnait qu’un contenu ethnique. En fait, l’identité irlandaise se définit également en terme linguistique et culturel : elle repose notamment sur l’existence d’une « langue nationale », le gaélique d’Irlande. L’héritage celtique revendiqué par les nationalistes Irlandais n’est pas seulement celui d’une civilisation originale qui s’est épanouie au plan littéraire et artistique pendant plus d’un millénaire. « L’Irlande celtique, indépendante jusqu’au treizième siècle, est pertinente ici non par les institutions originales et les faits réels de son histoire et de sa culture, mais par les mythes qu’elle a créés dans les générations de patriotes Irlandais en lutte contre l’occupant britannique du seizième aux dix-neuvième siècle. Ceux-ci ont naturellement donné une couleur romantique, voire idyllique à ce passé gaélique, au gré de leurs propres désirs et dans le refus de la soumission à l’Angleterre ». (André Guillaume)
Le naufrage des espérances réformistes, en 1891, provoquèrent un véritable séisme moral, brisant net l’élan national, imprimant dans la jeunesse un vif sentiment de répugnance à l’égard de la politique politicienne. Tandis que le siècle change de millésime, les Irlandais partent à la découverte de nouveaux territoires, se cherchent de nouvelles références et s’inventent un passé et un avenir pour mieux dynamiser un présent marqué au coin du renoncement et de la corruption. On les voit faire un retour aux sources vivifiantes de leur histoire et de leur culture pour forger les outils de leur renaissance. Cette affirmation hautaine d’une souveraineté inaliénable dans l’ordre de l’art et de la pensée est une menace pour l’ordre moral et politique établi.
Sur le plan intellectuel, la renaissance irlandaise constitue un moment privilégié de cet élan d’auto-affirmation. Par des vois parallèles, c’est un même cheminement qui pousse Yeats à vouloir l’avènement d’une « littérature nationale qui rendre l’Irlande belle dans la mémoire et qui pourtant soit libérée du provincialisme par une critique exigeante, une attitude européenne. »
Bien qu’ayant notablement contribué à nourrir l’esprit de révolte, la renaissance littéraire irlandaise ne pouvait que traduire imparfaitement la revendication d’autonomie formulée par la nouvelle génération. Celle-ci s’exprime au sein d’organisations qui prêchent le retour aux sources de la civilisation gaële comme antidote à la transformation insidieuse des Irlandais en West-Britons. C’est la Gaelic Athletic Association, fondée en 1884 pour populariser les sports gaéliques, noyautée par l’Irish Republican Brotherhood, qui essaime dans les campagnes, mais aussi la Ligue Gaélique qui, au-delà de « la préservation de l’irlandais en tant que langue parlée, l’étude de la vieille littérature irlandaise et la culture des lettres irlandaises modernes », veut mettre en œuvre tous les moyens disponibles pour infuser un sang nouveau à la très antique culture gaélique afin de régénérer une race noble tombée sous la férule intellectuelle et matérielle d’un maître étranger.
« Quand nous trouvons une solution,
les Irlandais changent la question. »
Gladstone
Cette volonté de créer un homme nouveau soustrait aux pesanteurs traditionnelles de la religion et de la politique attire une majorité de Catholiques et de nationalistes, mais aussi de Protestants et même d’Orangistes.
La contestation de l’impérialisme culturel anglais ne pouvait pas ne pas déboucher sur la contestation radicale de l’impérialisme politique anglo-irlandais. Le grand courant de la renaissance gaële fut dévié au profit du nationalisme le plus radical. La politique ne résiste pas à ce violent appel d’air. Le renouveau de la vie politique irlandaise emprunte des voies multiples. Le centenaire de l’insurrection de 1798 accroît l’audience des thèses séparatistes propagées par des myriades de clubs et sociétés de pensée à tendance ouvertement républicaines. Polémiste redoutable, Griffith soutient que l’Irlande peut et doit s’émanciper en ne comptant que sur elle-même. Le Sinn Fein se découvre des sympathisants dans tous les milieux : il en vient des cercles d’études de la Ligue Gaëlique, des salons de la renaissance littéraire irlandaise et même des arrière-salles discrètes où se renouent les fils de la conspiration feniane.
L’agitation sociale se greffe sur l’effervescence intellectuelle et politique. Un tiers de la population dublinoise s’entasse dans des taudis misérables et insalubres ; la tuberculose et la sous-alimentation hissent Dublin en tête du classement européen des taux de mortalité ; l’exode rural vient accroître un chômage endémique dans les villes où quinze à vingt pour cent des travailleurs ne trouvant pas d’emploi rendent les salaires extrêmement bas. Cette situation favorise l’émigration vers les États-Unis, le Canada et même en Grande-Bretagne. Criminalité, prostitution, alcoolisme, viennent achever de noircir le tableau.
À Belfast et Dublin la classe ouvrière se mobilise.
Manifestations, grèves, émeutes, charges de police rythment l’année 1913 sur un fond de détresse croissante dans les quartiers populaires. Lâchés par les syndicats anglais et par l’Église, les Irlandais reprennent le travail sans avoir obtenu gain de cause. De cet échec naissent l’émancipation du mouvement syndical anglais et la prise en mains propres des revendications nationales.
Même volonté d’autonomie et de recentrage du développement dans la sphère économique. Le programme du Sinn Fein entend favoriser l’apparition d’un capitalisme indigène par une série de mesures protectionnistes. La presse mène une campagne en faveur de l’« Irlande irlandaise ». Le parti parlementaire irlandais, élu et siégeant au Parlement de Londres, défend les valeurs irlandaises et l’autonomie de l’Irlande au travers des différents projets de Home Rule. Cette période traverseée de multiples courants convergents, voit les Irlandais reprendre confiance en eux-mêmes, tout semble à portée de main. L’Angleterre allait enfin faire droit à l’Irlande en dehors de toute effusion de sang.
C’était sans compter avec les Orangistes d’Ulster pour qui le Home Rule ne pouvait être qu’un avatar du Rome Rule. Le gouvernement libéral est qualifié de « comité révolutionnaire despotique » et les Unionistes menacent : « Il existe des forces plus grandes que les majorités parlementaires ». L’Ulster Unionist Council décide de lever une armée de cent mille hommes : L’Ulster Volunteers Force, « ce sera illégal, bien entendu ce sera illégal… le maniement des armes est illégal… les volontaires sont illégaux, mais le gouvernement n’ose pas intervenir… »
Rendons à César ce qui appartient à César, ce sont les Unionistes d’Ulster qui, délibérément, ont enclenché l’engrenage de la violence ; ce sont les Orangistes qui ont réintroduit les fusils dans la politique irlandaise en un temps où même les nationalistes les plus extrêmes ne songeaient guère à en découdre.
Le retournement de l’opinion publique irlandaise vis-à-vis des insurgés de Pâques 1916 se manifesta non seulement sentimentalement, mais aussi politiquement. La détermination des Républicains Irlandais était de plus en plus forte et le Sinn Fein se réorganisa sur la base d’un programme résolument indépendantiste et porta à sa tête le survivant du plus haut rang des rebelles de 1916, de Valera.
En avril 1918, le gouvernement britannique décidait d’étendre le service militaire obligatoire à l’Irlande. Cette mesure provoqua aussitôt un tollé général, y compris dans le clergé Catholique. Soutenu par l’Église le Sinn Fein prit la tête du mouvement de résistance à la conscription. La fin de la guerre, en novembre 1918, allait relancer le problème Irlandais sur le terrain électoral ; lors de la consultation de décembre 1918, le Sinn Fein remporta soixante-treize sièges sur cent cinq, en d’autres termes « le peuple Irlandais, dans ces élections libres et ouvertes, s’était clairement prononcé pour une république irlandaise indépendante. »
Jean Halot
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