On trouvera ici, pour l'heure, les textes de Runes-Lettres d'O.D.I.N.
qui, à terme, seront complètés des réflexions du groupe de
travail de l'O.D.I.N.-76, de sa création jusqu'à sa dissolution en 1996.



mardi

Les rêveurs du rêve irlandais

L’Irlande exerce sur certains esprits une étrange et persistante fascination, hors de proportion avec l’étendue de son territoire, le chiffre de sa population, les avanies et les méandres de son quotidien. Le rêve irlandais que nous entendons inventorier n’est pas le miroir trompeur au fond duquel certains traquent désespérément le reflet déformé de leur ego malade. C’est le rêve comme signe distinctif de l’Irlande, attestant l’être le plus intime d’une Nation qui s’est toujours exprimée sur le mode lyrique plus que sur le mode théorique.
Au vrai, le nationalisme irlandais n’a jamais été capable de formuler théoriquement ses positions. Le rêve irlandais ne procède point d’une analyse doctrinale mais d’un attachement charnel et d’une illumination mystique qu’il est plus facile d’atteindre par les voies de la théologie négative que par les routes tracées au cordeau de la philosophie positive.
Le nationalisme ne constitue pas, en soi, un pêché contre l’esprit : « il est impossible de considérer le monde moderne tel qu’il est sans reconnaître la force écrasante du patriotisme, de la fidélité à la Nation. En certaines circonstances, il peut s’effondrer, à certains stades de civilisation il peut ne pas exister, mais en tant que force positive, il n’y a rien qui puisse rivaliser avec lui » (Orwell). Il n’y a pas lieu de s’en affliger, chaque nation est dépositaire unique d’une parcelle de la richesse du monde. Le cosmopolitisme n’est rien d’autre qu’une forme aigüe de cécité idéologique. Il serait bien entendu osé de prétendre que le nationalisme est à l’abri des infections purulentes et des dérives criminelles. Mais quelle idée de vouloir éliminer la maladie en tuant le malade ! Les peuples sans conscience sont comme les patients de la comédie : le médecin annonce triomphalement à la famille qu’il est mort guéri.
L’attachement simultané au tuath et au clan imprègne le mental de l’Irlandais autant que son quotidien dans un environnement complexe et multiforme. Ces musiques de l’âme, double lien, moral et charnel, font que la question reste toute entière et permanente : « Qu’est-ce qui fait l’Irlandais ? » La longue mémoire ou le climat, le caractère des individus ou leur histoire légendaire ou tradition orale de hauts faits héroïques récents, tout contribue, par l’imaginaire et le vécu, à prolonger le rêve entre mélancolie et violence.
Par le sang versé… Cette épitaphe sied bien à l’Irlande dont le nom est comme synonyme de violence, à croire que son histoire ne fut qu’une longue suite d’affrontements inexpiables. Comme si elle n’avait pas connu, elle aussi, de longues plages de paix à l’écart du bruit et des fureurs des époques troublées… Mais s’il est excessif d’en faire la terre d’élection du désordre et de la peur, force est d’admettre qu’elle enfanta la violence dans toutes ses formes : affrontements dynastiques, guerres de religion, jacqueries, insurrections populaires, guerre de libération nationale, campagnes d’attentats terroristes enfin. Cette typologie, qui est loin d’être limitative, ne saurait pas davantage être prise au pied de la lettre.

Au dix-neuvième siècle, l’agitation agraire verse parfois dans le terrorisme sans qu’il soit toujours aisé d’en faire la par exacte de la vengeance et de l’intimidation terroriste. Car la religion et la terreur n’interviennent pas comme facteurs dominants dans une situation nettement caractérisée par son aspect social. Il faut attendre les Pâques sanglantes de Dublin pour voir l’I.R.A. faire une entrée remarquée sur la scène que dorénavant elle occupera pratiquement sans interruption. Combattant à un contre vingt, les insurgées s’accrochent à chaque pâté de maisons, à chaque coin de rue. L’I.R.A. de 1916 n'a rien d’une organisation terroriste ; ses hommes observent scrupuleusement les lois de la guerre et portent l’uniforme. Lors de la reddition, Pearse remet son épée au général Lowe. C’est plus qu’un symbole ; l’affirmation solennelle d’un statut de belligérant à quoi l’on prétend avoir droit au terme d’un loyal et franc combat. Au vrai, les chefs rebelles ne se faisaient aucune illusion. À moins que la province bougeât, ils savaient pertinemment que leur aventure était vouée à l’échec. À plus long terme, ils escomptaient ranimer la flamme vacillante de la liberté qui n’avait que trop tendance à s’éteindre depuis le début des hostilités. Loin de vouloir répandre la terreur, ils n’avaient qu’une ambition : prêcher l’exemple, émouvoir amis et ennemis, se sacrifier pour permettre à la population civile d’encaisser les dividendes de cette héroïque folie.
Pearse et ses compagnons avaient vu juste. Les Irlandais qui avaient boudé l’insurrection s’émeuvent et condamnent la répression qui s’abat sur le pays. Les chefs rebelles, condamnés à mort et exécutés, deviennent les martyrs d’une cause qui fait tâche d’huile.
Chez ces hommes engagés dans une lutte inexpiable, peu ou pas d’esprit de système, mais une ferveur quasi mystique. « Leur croyance est un acte, intuitif et direct, de volonté, d’imagination et d’amour ; elle est une de ces formules mentales qu’ils produisent tout naturellement, plus proche du sentiment que de l’idée, de la poésie que de la logique, et où la pensée, d’autant plus puissante qu’elle est plus confuse, émeut aisément les forces inconscientes de l’âme ; au fond, c’est un état religieux… ces gens-là sont des millénaires qui attendent une aurore avec la certitude de la Foi, aussi sûrs du triomphe que du jour qui se lèvera demain. C’est ce qui leur donne cette intransigeance dans leurs revendications. C’est ce qui leur donne cette obstination inaccessible au désespoir. Mais ce mysticisme de la justice, c’est aussi ce qui donne à leur pensée une couleur si proprement irlandaise. » (Roger Chauvire)

Le rêve irlandais, il est là, palpable et cependant lointain : « Ces sacrifiés sublimes entendent en eux-mêmes des voix et, bien souvent, quand ils nous parlent, leur rêve les emporte très loin, très loin de nous, en des régions où nous serions bien incapables de les suivre. »
On dira que le trait est un peu épais, l’idéalisme par trop candide. Si l’on passe de la fiction à la réalité, on s’aperçoit que Ludovic Naudeau restituait fidèlement un certain type d’homme auquel se rattache indéniablement Terrence Mac Swiney, le Lord-maire de Cork, un texte essentiel du nationalisme irlandais qui témoigne d’une grande élévation de sentiment et d’une conception quasi mystique du combat libérateur : « Nous guiderons l’Europe comme nous l’avons guidée jadis. Nous tirerons le monde de ce rêve pervers de convoitise matérielle, de puissance tyrannique, de politiques corrompues et brutales, nous le ferons s’émerveiller au prodige de l’esprit régénéré, au miracle d’un rêve neuf et magnifique ; et nous enracinerons notre état dans une vraie liberté qui durera à jamais. »
Éditions Artus, 1988
D’après Pierre Joannon

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