On trouvera ici, pour l'heure, les textes de Runes-Lettres d'O.D.I.N.
qui, à terme, seront complètés des réflexions du groupe de
travail de l'O.D.I.N.-76, de sa création jusqu'à sa dissolution en 1996.



vendredi

Runes, hors série n°4 1992


Éditorial

... Jean MABIRE

Tout mythe National s'enracine dans l'histoire pour la transfigurer et susciter une véritable « relance » d'un sentiment qui se transforme à son tour en événement. L'avenir s'enchaîne sur le passé. Il en privilégie certains aspects et donne un éclairage qui devient parfois contrainte, exaltant et réduisant tour à four. Le mythe devient fait.

Ainsi ce que l'on nommera un jour l'idée Nordique est-elle devenue, au fil des ans, inséparable de la réalité Normande. Elle a peu a peu conquis le régionalisme, jusqu'à s'identifier avec lui. L'originalité fondatrice de la Normandie se réclame d'abord de sa source scandinave.

C'est l'histoire de celle prise de conscience septentrionale que l'on voudrait évoquer ici. Qu'il soit bien entendu qu'il ne s'agit point d'un travail d'érudition qui prétendrait ne rien laisser dans l'ombre parmi tant d'efforts méconnus, mais bien plutôt d'une promenade sentimentale, au hasard des souvenirs, des partis pris et des injustices ... Il ne s'agit pas d'érudition, mais d'hommage à ceux qui, avant nous, selon la formule de Charles Théophile Féret, ont préféré servir la Normandie plutôt que de s'en servir. Jusqu'au début du XIXème siècle, la conscience des origines n'était pas à la mode. Certes, les historiens Normands ne manquaient pas de rappeler le rôle des scandinaves dans la constitution de l'antique duché, devenue avec Guillaume royaume Anglo-normand, mais cela était un fait tellement évident qu'il ne suscitait pas de réaction particulière.

Seuls quelques érudits isolés peuvent insister sur celte continuité de l'histoire Normande, qui fait d'une province annexée dès le début du XIIIème siècle, une Nation encore consciente de son fait et attachée à soin droit.

L'Ancien Régime avait connu la longue résistance silencieuse et sceptique des Normands. On garde la mémoire des récits des chroniqueurs latins, Dudon de Saint Quentin, Odéric Vital, Guillaume de Jumièges, Benoît de Saint-More, on fonde un véritable nationalisme sur l'œuvre de maître Robert Wace, le poète patriote de Guernesey, qui explique l'origine même du nom de Normands et conclut par ce qui va devenir l'acte de foi essentiel de tous ceux qui se reconnaissent dans Rolf et les siens :

« En North allons, de North venon
   En North fum nez, en North manon.»

Les Vikings en Normandie
Éditions COPERNIC, 1979

Le mythe viking

« Voilà mille ans que le viking est le témoin de la fièvre de notre imagination littéraire » ...

Régis Boyer, directeur des études scandinaves à la Sorbonne, est l'auteur d'une thèse de doctorat de littérature comparée consacrée au Mythe Viking. Un travail présenté en 1970 et publié au Porte-Glaive.
Tout en regrettant que l'auteur n'ait pas jugé utile d'actualiser son travail – les errements littéraires n'ont pas cessé – les lecteurs se plongeront avec intérêt dans ces pages.

« Étudier le mythe viking dans les lettres françaises, prévient l'auteur, ce n'est certes pas analyser ce que nous avons su et dit des Vikings pendant 1000 ans, mais recenser ce que nous nous sommes appliqués à mettre de nous mêmes en une notion aussi imprécise que possible, en lui insufflant nos rêves de violence et de démesure».

Depuis le IXème siècle, le mythe s'est donc nourri de l'ignorance, de la confusion, des compilations ou de l'imagination des historiens et autres écrivains. Régis Boyer s'est efforcé de recenser ces fantaisies dans les lettres françaises.
Le mythe peut être une déformation d'un fait historique par la tradition ou bien un phénomène fabuleux ; dans l'un comme l'autre cas le Viking s'est merveilleusement prêté, depuis son apparition sur nos cotes, à une formidable mythification.
D'ailleurs, le terme viking est lui-même très flou. Ce mot est né au XIXème siècle, en pleine période romantique. Auparavant, les auteurs et témoins évoquaient les Normands, les Barbares ou les pirates... Et si les Chroniques de Normandie nous assurent « le nom des Normands, seul capable d'émousser le courage des plus généreux», la confusion semble bien avoir été totale entre les différentes catégories d’envahisseurs : Normands au Nord ou Maures au Sud, ils suscitent chez leurs contemporains une même crainte et une même horreur. Un chapiteau sculpté de l'abbaye de Fécamp (XIVème siècle) évoque le martyre des religieuses du couvent local en représentant deux bourreaux : l'un brandissant une longue épée à deux tranchants, et l'autre armé d'un cimeterre.
Barbares. Normands. Pirates. Vikings... autant de mots qui ont fait naître une floraison de clichés montrant des brutes païennes, barbues, cruelles, coiffées de casques à cornes et buvant dans des crânes humains le sang de leurs ennemis.
Au moyen-âge, le Viking n'intéresse pas l'honnête homme et seuls les clercs écrivent. Voici donc notre Viking réduit à quelques caractères incomplets, déformé, schématisé, caricaturé par sa principale victime « La porte est ouverte, désormais, à toutes les affabulations et à toutes les interprétations tendancieuses puisque, dès le départ, on ne se préoccupe pas de vérité» constate Régis Boyer en remontant à l'origine du phénomène.
Le malentendu ne fut jamais tout à fait dissipé. Et si l'image du Viking devint, à certaines époques, plus positive, elle ne fut jamais construite sur des réalités. Ainsi, au XVIIIème siècle, c'est avec les Celtes que les Vikings furent confondus. Ossian devint un Viking !
L'époque se prêtait pourtant à une réhabilitation. Montesquieu et sa théorie des climats étaient passés par là, qui considérait que « les peuples des pays chauds sont timides comme des vieillards le sont, ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens ». Une telle théorie engendra des excès inverses et chez certains auteurs du XIXème siècle et du début de celui-ci, l'imagination fertile compensant l'ignorance, l'enthousiasme fécondant ce thème ô combien romantique, le Viking devint une sorte de surhomme nietzschéen. De Gobineau à Charles-Théophile Féret, en passant par Jean Revel et bien d'autres, ils furent nombreux à signer ainsi une nouvelle disgrâce...
Aujourd'hui, la civilisation et la culture des anciens scandinaves nous étant mieux connues, les sources étant plus précises, plus sérieuses, plus diverses, le temps est venu de débarrasser le Viking de tous les oripeaux dont l'avaient affublé nos ancêtres. Et Régis Boyer, avec ce livre, s'il ne se risque pas à nous en faire un portrait robot, contribue au moins à nous mettre en garde contre tous les faux portraits qui circulent dans notre littérature depuis onze siècles.

« A furore normannorum libéra nos domine ! » le vieux cri de prière ne s'élève plus sur les rives de la Seine ou de la Loire. De la fureur des sots, puisse le livre de Boyer nous protéger désormais.
Gérard Caumont

Le monde viking


Outre « Le mythe viking », les Éditions du Porte-Glaive proposent plusieurs autres ouvrages intéressant le monde viking. De Régis Boyer, signalons tout d'abord « Mœurs et psychologie des Anciens Islandais », tentative de portrait moral et psychologique complet de cet homme du Nord, tel qu'il est présenté par les auteurs de sagas, auxquels Boyer se réfère. Empreint des vertus scandinaves, notre homme est vaillant, ingénieux, maître des subtilités verbales, poète incomparable, homme d'honneur capable d'accepter le destin le plus âpre, mais aussi individualiste farouche, cupide et vétilleux.

Avec « La grande traversée », de Hans-Friedrich Blunck, c'est un roman qui nous est offert. Il nous conte la découverte de l'Amérique avant Christophe Colomb, en 1473-75, par une flotte danoise commandée par l'amiral Pining, alors à la recherche d'une route maritime pour la Chine.

« Orm le Fouge », de Hans-Gunnar Bengtsson, est une figure nationale des plus populaires en Suède et dans toute la Scandinavie. C'est aussi un formidable roman maritime et guerrier. Il faut l'avouer, les aventures de ce viking de Scanie, courant toutes les mers européennes, est particulièrement enthousiasmant.

De la Norvège à la Normandie

Les expositions qui ont eu lieu cette année en Normandie (Musée de Normandie, à Caen, et Musée des Antiquités, à Rouen), ainsi qu'au Grand Palais à Paris, appartiennent hélas déjà au passé. Cependant, outre le souvenir de ces incursions nostalgiques dans le fabuleux univers artistique de nos glorieux ancêtres, il nous reste l'espoir que l'effort accompli avec les musées scandinaves et anglo-saxons ne s'arrêtera pas là. Il est évident que partout en France, et en Normandie notamment, les trésors archéologiques que l'on a pu découvrir avec émerveillement ont révélé une face trop ignorée du monde viking à bien des néophytes. Rien ne serait plus souhaitable que de voir cette coopération des musées de la « grande Scandinavie » * se prolonger. Bien des visiteurs ont découvert, de fibules en bracelets ciselés, de casques décorés en épées ouvragées, des racines oubliées de leur histoire. L'imagerie populaire du viking hirsute et sanguinaire change de visage : le roi des mers qui portait le casque de Sutton Hoo ne pouvait pas être un barbare, non plus que le propriétaire de cet étonnant nécessaire de toilette exposé à Caen.
Le farouche guerrier du Nord n'en a pas moins inscrit ses exploits en runes de sang sur le grand parchemin de l'histoire.


Ces « pirates qui fréquentent les baies » – puisque telle est l'étymologie du nom « Viking », ont assailli, dès le VIIIème siècle, les côtes proches de la Scandinavie.
S'aventurant à travers tout l'Océan Atlantique et jusqu'en mer Baltique où ils ont pris le nom de Varègues, ils se sont enrichis à force de pillages ou en colonisant les terres conquises.
Habiles navigateurs, excellents cavaliers, leur stratégie sans cesse imprévue les rendait plus redoutables que leur nombre,
Leur expansion s'est déroulée en deux temps. Le premier allant de 800 à 930, le second de 980 à 1030. Cinquante années d'interruption séparent ces deux périodes dues à la consolidation des Sociétés Scandinaves, à la conversion au christianisme et à la mise en place d'un réel système d'échange monétaire.
De nombreuses causes sont à l'origine des invasions : l'accroissement démographique, les changements politiques (mise en place de la monarchie) et les progrès de la navigation, constituent des facteurs essentiels mais ils ne sont pas seuls à engendrer ce mouvement. Il semble en fait que la structure des Sociétés Nordiques soit à l'origine de cette dynamique. Le prestige militaire et l'accumulation de richesses s'avèrent en effet les seuls moyens de progresser socialement.

Cette condition va donc favoriser les expéditions lointaines. L'appât du gain, devenu objectif essentiel, va conduire a de véritables opérations de pillage. Le « Danegeld », ou tribut versé aux Danois en échange de leur départ, finira de ruiner les territoires envahis.
Face à ce déferlement, l'agresseur se heurte à peu de résistance. Les Anglais et les Francs installeront sur leurs fleuves des ponts fortifiés, mais ceux-ci feront pâle figure devant la détermination de l'ennemi. En effet, l'Empire Carolingien demeure sans vaillance au combat. Effrayés par ces ravages, les Rois Francs préféreront renoncer et céder partie de leur royaume : Rouen et la Basse-Seine en 911 tomberont aux mains de Rollon. En échange de ce traité signé à Saint¬Clair-sur-Epte avec Charles le Simple, le Chef Scandinave s'engagera à protéger l'entrée du fleuve et à se convertir au Christianisme. Cette page d'histoire scelle le premier acte de conciliation entre Vikings et populations envahies et marque une nouvelle phase de l'assimilation.
À l'issue de cette aventure, les dégâts subis par l'occident sont énormes. Nombre de Régions sont exsangues et dépossédées de leurs biens. La plupart des églises et des bibliothèques ont brûlé. Les cadres intellectuels et les ecclésiastiques se sont enfuis, emportant avec eux l'ensemble des reliques.
Néanmoins, cette avancée a eu pour conséquences favorables, de créer de nouveaux courants commerciaux et a réanimé une économie jusque là engourdie.
Grâce à ces échanges, la Normandie ainsi esquissée prendra son essor à l'époque suivante, sous l'impulsion des Ducs Normands dont la figure de proue sera Guillaume le Conquérant.

Ces deux cent cinquante ans de dynamisme nordique nous auront laissé un fabuleux héritage. En six mois, nos expositions vikings ont réussi à ouvrir chez le public un appétit vorace qu'il conviendrait de satisfaire. Runes, par ce numéro « hors-série », apporte sa part pour ce faire. Le passionnant monde nordique nous a ouvert ses portes magiques, il nous appartient de perpétuer le souvenir de ce legs qui, à chaque rafale de vent norois, nous rappelle que les racines primordiales de la Normandie sont bien scandinaves.
G. Lambert

* de l'Islande à la Baltique et de la Normandie à la Finlande.

La bataille décisive du Val-ès-Dunes 1047

Les péripéties en ont été retracées par Michel de Boüard, dans son Guillaume le Conquérant, d'une façon qui semble définitive. C'est par un autre aspect qu'elle mérite un nouvel et sérieux examen car il semble qu'il est possible d'en tirer des conclusions qui vont à l'encontre des idées jusqu'à présent admises sur la fondation de la féodalité normande.
Pour l'ensemble des historiens, et de M. de Boüard à qui il faut toujours revenir en ce domaine, la bataille du Val-ès-Dunes opposa Guillaume le Bâtard, soutenu par son suzerain le roi de France Henri 1er, ses vassaux révoltés du Bessin et du Cotentin. « Le duc, écrit-il, attaqué par ses vassaux normands...(1) et dans son dernier ouvrage (2) précise... Guy de Brionne, poussé par une ambition exacerbée n'hésita pas « fouler aux pieds le lien de parenté... le devoir de gratitude... sans parler de la fidélité due par le vassal à son seigneur ». Ayant souligné auparavant que « tous les protagonistes de ce complot (de 1047) sont des seigneurs et des officiers ducaux » (Grimout du Plessis, Hamon le Dentu seigneur de Creuilly, les vicomtes de Bessin et de Cotentin Renouf de Briquessart et Néel de Saint-Sauveur) il semble bien que l'éminent historien les ait considérés comme des vassaux du duc, ou plus exactement du comte de Rouen.
Je ne le pense pas pour deux raisons dont l'une est tirée de Guillaume de Poitiers (3) l'autre de Wace dans le roman de Rou.
Dans les Gesta Willelmi on apprend des conjurés de 1047 qu'ils fomentent leur ligue dans le désir de conserver « la liberté dont ils avaient pris l'habitude d'user à leur guise de leurs propres biens et de piller ceux des autres ».
Que les guerres privées aient été fréquentes à cette époque même entre vassaux d'un même seigneur ne pourrait surprendre. Que des vassaux aient pris l'habitude de disposer librement de leurs biens est anormal ; c'est le fait d'hommes libres, d'alleutiers (4) non de tenanciers insérés dans le système féodal.
Voudrait-on soutenir que cette émancipation se serait produite pendant les troubles de la minorité du Bâtard ? Quelle preuve en pourrait-on donner ? Et pourquoi celte habitude ne daterait-elle pas des premiers temps de l'installation d'une armée viking dans l'ouest neustrien, installation qui aurait eu lieu « sans aucune relation avec l'entreprise de Rollon qui est plus récente d'un demi-siècle environ ». (5)
Ce ne sont, il est vrai, que présomptions. Le Roman de Rou les corrobore fortement et de façon qui semble définitive». (6)
Lucien Musset a insisté sur la crédibilité qu'il convient d'accorder au récit de Wace en raison de ses relations avec la cour de Normandie et de son long séjour à l'abbaye Saint-Étienne de Caen ou il acheva son poème vers 1170. Ce qui m'intéresse ce ne sont pas les péripéties du combat mais le dispositif des années, de celle des conjurés essentiellement.

Elle se compose de deux groupes distincts et ce n'est certes pas sans intention que le poète les a ainsi séparés. Ils n'appartiennent pas, malgré le serment qui les a liés, au même clan et leur comportement va le prouver.
À côté de l'ost des seigneurs de l'ouest, mais l'écart, se tient Tesson. L'important contingent qu'il commande inquiète le roi de France et son attitude l'intrigue. Guillaume aussitôt le rassure : « Je crois tous ces gens de mon côté. Leur seigneur n'a aucun motif d'hostilité ou de colère contre moi. »
Rien de tel au sujet des conjurés qui forment le gros de l'année. Guillaume sait donc que tous les autres seigneurs ont quelque grief à faire valoir contre lui.
Aurait-il manqué à ses devoirs de suzeraineté envers tous ces vassaux en même temps ? Le caractère personnel de l'hommage rend difficilement admissible une telle hypothèse.
C'est Wace qui donne lui-même en clair l'explication en nous transportant auprès de Raoul Taisson pour nous faire entendre les admonestations que lui prodiguent ses compagnons : «Qu'il se souvienne qu'il est l'homme de Guillaume, qu'il y a déjà longtemps qu'il lui a fait hommage et que quiconque livre combat à son seigneur perd ses droits sur le fief et la terre.». (6)
Raoul est le vassal du Rollonide. Il lui a rendu hommage ; il est son homme.
Peu importe la subtilité qui va lui permettre de s'exonérer de son serment de ligueur sans manquer à la foi jurée du vassal, avant de s'éclipser du champ de bataille. Ses fiefs il les tient de Guillaume. Il n'est pas un fils de Viking. Son père et sa mère sont angevins, venus en Normandie à la fin du Xème siècle car il y a des places à prendre sous l'autorité des descendants de Rollon.
Mais les autres, tous les autres conjurés, ils ne se révoltent pas contre un suzerain ! Ce sont des hommes libres qui vont livrer un dernier combat pour la sauvegarde de leurs biens et de leur indépendance qui est leur honneur.
Le fait que certains d'entre eux soient les représentants du pouvoir du comte de Rouen ne semble pas une objection dirimante. Pourquoi auraient-ils refusé un titre qui leur donnait un surcroît d'autorité pour, éventuellement, participer à la défense de la Neustrie viking ? Était-il pour cela nécessaire de se courber sous la férule de l'un d'entre eux et d'entrer dans le régime féodal dont ils rejetaient le principe même, la hiérarchie et la subordination.
Bataille du Val-ès-Dune ! Bataille décisive, non pas qu'elle ait mis fin à la rébellion de vassaux contre leur suzerain mais parce qu'après elle va s'épanouir enfin, « jusqu'au niveau du modèle » (7) une féodalité qui ne laisse nulle terre hors de son emprise.

Nulle terre ? Et le royaume d'Yvetot !
En a-t-on assez ri et médit de ce « fabuleux royaume » ! « C'est une calamité pour un pays d'être affublé dans l'Histoire et dans l'opinion publique d'un titre ridicule qui ne permet plus de le prendre au sérieux ». Tel est le sentiment du bon abbé Cochet de l'Académie de Rouen. (7b) Demain il ne sera plus possible d'en rire sans, par un juste retour, encourir le ridicule car l'apport de cette principauté pour la connaissance de la féodalité normande est exceptionnel, unique même.
L'indépendance totale de cette principauté pendant 650 ans environ en jouissant de tous les droits de la souveraineté, trouve son origine dans la période antérieure au prétendu traité de Saint-Clair-sur-Epte de 911, Ivar, prince éponyme, s'étant installé sur les ruines des abbayes de Logium et de Fontenelle (son descendant en était encore suzerain en 1203) avant que Rollon ce tard venu se fut établi à Rouen.

Il faut donc renoncer à la théorie jusqu'alors admise après les thèses de MM. Lagouelle (8) et Carabie (9) de l'inexistence de terres libres aux premiers temps de notre province. C'est à la lumière de cette constatation qu'il faut remettre en cause certains aspects de la naissance de la Normandie, ce que permet également une interprétation nouvelle du « De Moribus » de Dudon de Saint Quentin (10). N'est-il pas temps, pour répondre aux sarcasmes de l'abbé Cochet et de quelques autres, que la ville d'Yvetot revendique le droit de porter désormais le nom d'Yvetot-le-Roi.

Et ce serait justice !
Jean Thorel

1 & 2 Michel de Boüard « Guillaume le Conquérant » PUF 1958 p.26 éd. FAYARD 1984 p.124
3 Guillaume de Poitiers « Gesta Willelmi Ducis Normanorum et Regis Anglorum » (Traduction R. Foreville. Paris 1952)
4 Propriétaire d'une terre ne relevant d'aucun supérieur, donc de pleine propriété contrairement à la tenure chargée en outre d'obligations et de services.
5 M. de Boüard 1984 p.41
6 Lucien Musset. Naissance de la Normandie dans « Documents de l'histoire de la Normandie » p.101 et 105
7 Fossier R. Enfance de l'Europe Xème XIIème siècles. Paris 1942
7b Abbé Cochet. Les églises de l'arrondissement d'Yvetot. T.2 p.312
8 Lagouelle N. Essai sur la conception féodale de la propriété foncière dans le très ancien droit Normand. Thèse Paris 1902
9 Carabie R. La propriété foncière dans le très ancien droit Normand XIème XIIIème siècles. Thèse Caen 1943
10 Dudon de Saint Quentin « De Moribus et Actis Primorum Normanniae Ducum » Édition Lair. Caen 1865

Jomsborg

De nombreux camps militaires ont été construits par les rois scandinaves de l'an mil. Certains ont marqué le paysage de leur lourde empreinte comme celui de Trelleborg, d'autres sont entrés dans la légende. Tous sont la démonstration indiscutable que, au-delà de l'anarchie apparente prêtée aux « germains de la mer », les scandinaves au combat connaissaient une discipline qui respectait leur souci d'indépendance et leurs talents d'organisateurs.
On les dit impitoyables pour les autres comme pour eux-mêmes, terribles au combat et joyeux au repos, soumis à une autorité de fer, mais liés par une fraternité de sang. Alors, ils fascinent tous les aventuriers depuis des générations.
Vers la fin du dixième siècle, trois cents navires de guerre peuvent trouver abri dans le port de Jomsborg. L'ordre des vikings de Palnatoki compte alors six mille guerriers. Jomsborg, véritable forteresse viking, s'affirme comme le défi le plus orgueilleux d'une race vouée à la conquête des mers et des steppes. La communauté des guerriers rassemblée sous l'autorité de Palnatoki, jarl de Fionie, fait peser sur les slaves le poids d'une implacable volonté. Ici, les nordiques sont maîtres sans partage. Ils dominent cette côte de falaises battues par les flots et sculptées par les vents, ces sombres forêts de sapins qu'éclairent quelques bouleaux, cette succession monotone d'étangs, aux eaux glaciales où vont boire les élans sauvages.
Palnatoki se méfie tout autant des aventuriers que des négociants. Ses hommes ne sont ni des vagabonds de l'océan, ni des trafiquants de fourrures. Ce sont des soldats, leur maître mot : discipline.
Jamais le monde nordique n'a connu une aussi redoutable communauté de combat que celle des vikings de Jomsborg.
Jomsborg, les vikings, sous sa loi, ne sont plus des pillards mais des soldats. Ils vivent soumis à l'autorité rigoureuse du chef imposé. Les maisons de bois qui servent de caserne s'alignent selon un plan d'une rigueur toute géométrique. Baraquements groupés autour d'une tour carrée, rues à angles droits, carrefour central, remparts de plusieurs pieds de haut dessinant un cercle parfait, portes cadenassées, tout ici évoque l'ordre le plus strict. Depuis les légions romaines, le monde n'avait plus connu une telle organisation militaire. Un millier d'hommes s'entraîne et vit selon les règles de ce que plus tard on appellera chevalerie ...

 (d'après Jean Mabire
« Les vikings à travers le monde »
   Éditions Ancre de Marine)

Les Normands de Sicile

Au onzième siècle, la Normandie est l'un des États les plus prospères d'Europe. Sa situation géographique en fait le trait d'union entre les pays Scandinaves et le reste de l'Europe. Ses réseaux de communications lui donnent une place privilégiée pour le commerce. L'Empire des Normands s'est établi du monde connu jusqu'aux « Amériques ».
De cette soif de conquêtes, nous avons pour nous le rappeler, l'exemple de l'Angleterre ou le fils d'Arlette et de Robert le Magnifique prit sa revanche sur ses contempteurs, punit le parjure Harold et ouvrit à l'Angleterre les chemins de l'Histoire.
Mais l'expansion de l'Empire Normand est tout aussi bien le fruit des circonstances que celui de plans longuement élaborés. Ainsi en fut-il pour la Sicile.
Longtemps convoitée par ses riverains de la Méditerranée, cette île, aux dimensions d'un royaume, devint par la volonté d'une famille le phare politique, culturel et économique du Sud de l'Europe.
En 1016, un navire chargé d'une quarantaine de Normands revient de Terre Sainte et double le Sud de l'Italie. Le destin le même a Salerne, ville assiégée par les Sarrasins, et prête à déposer les armes. La Foi, ou l'esprit d'aventure, pousse nos chevaliers à combattre l'assaillant, à briser son assaut pour le mettre en fuite.
Accueillis en héros, les Normands mesurent l'étendue des richesses qui abondent dans le pays, autant que les faiblesses à les défendre. De retour au pays, les pèlerins racontent à leurs compatriotes le paradis de Salerne.
Il n'en faut pas plus pour décider cadets et aventuriers du Clos Cotentin à se réunir en expédition sous la bannière des fils de Tancrède de Hauteville. La Sicile tombe aux mains des Normands qui font désormais peu de cas des querelles anciennes. Ils méprisent les latins autant que les byzantins et décident d'organiser, à leur propre bénéfice, l'harmonisation des multiples composantes de la Sicile. Cette réussite, rapide et éclatante, suscite des réactions auxquelles les barons Normands répondent sans état d’âme : l'un des fils de Tancrède est poignardé alors qu'il assiste à la messe, son meurtrier aura les membres sciés et sera enterré vivant devant ses parents, sa famille. Le Pape se méfie de la puissance de ses nouveaux voisins. Il rassemble les envieux et les mécontents, attise les rancœurs, organise les attaques contre ceux qui tiennent maintenant la Calabre et les Pouilles. La coalition est défaite et Léon IX, chef de la conjuration, est capturé. Guillaume Bras de Fer sait quand il faut être guerrier et quand l'heure est à la diplomatie. Il prête allégeance à son prisonnier, jure, en fils respectueux de son Église, de convertir ... les Orthodoxes et d'assurer la sécurité en Méditerranée face aux Sarrasins.
Ainsi, partie de Normandie, une famille de cotentinois eut-elle l'occasion de créer un Empire en Méditerranée qui égala Byzance et permit la naissance d'une saga encore bien vivante loin des rives de la Baltique. Mais peut-on vraiment parler de mythe lorsque l'on sait combien est encore présente la civilisation Normande dans la tradition d'un peuple qui fut plus subjugué que conquis.
Bertrand Lévêque

La bataille du pommier gris

ou la consécration du génie politique

Harcelée par les Écossais au Nord, soumise aux Danois ou aux Norvégiens à l'Est, menacée d'invasion par les Normands et les Flamands au Sud, l'Angleterre du onzième siècle est en butte aux luttes intestines qu'animent des princes qui représentent plus que des factions, des peuples aux intérêts divergents.
La grande île a été longtemps morcelée en une multitude d'États. Northumbrie. Galles, Cornouailles, Wessex, Kent, Sussex, Mercie et East Anglie, où aucun ne peut arguer durablement d'une supériorité qui faute de réduire la concurrence fratricide qui conduisait les peuples, amena leur défaite. Les Brito-Saxons n'auront le sentiment de leur solidarité mutuelle qu'à l'instant où ils perdront leur liberté. Mais ce patriotisme du regret ne doit pas faire oublier que c'est avant la conquête qu'il faut être patriote.
Ethéreld « Mauconseil », arrière petit fils d'Elfred – figure mythique de l'éveil national Anglo-Saxon – épousa Emma, fille du Duc de Normandie, Richard sans Peur. En 988, après quelques raids Scandinaves, il abandonne en rançon l'impôt créé pour protéger la côte des incursions Danoises, le Danegeld ... aux Danois. En 1002, ce furent quatre-vingt-quatre mille livres qui achetèrent la quiétude des londoniens et augmentèrent la convoitise des Scandinaves. À souverain pusillanime, réactions violentes ; les massacres perpétrés à la saint Brice contre les envahisseurs qui s'étaient installés dans les campagnes désertées, entraînèrent les représailles scandinaves tant et plus que, ayant perdu son royaume, Ethéreld s'en vint trouver asile à la cour de Normandie avec toute sa mesnie, femme, enfants et c...
Lorsqu'en 1014 meurt Swein, roi du Danemark qui régnait alors sur toute l'Angleterre, les îliens partagent la couronne entre son fils Knut le Grand et Ethéreld qui refuse le compromis. La lutte reprend entre Saxons et Danois. À la mort du prince Saxon, Emma, sa veuve, épouse le challenger survivant. De cette union ils auront un fils Hard Knut qui luttera contre Harold, son demi-frère issu du premier mariage de son père.
Profitant des troubles, les aventuriers, plus politiciens que politiques, font leur fortune en servant le prince qui les oblige le plus. Goldwin est parmi ceux-ci le plus bel exemple de duplicité, en 1037, il livre à la hache du bourreau Elferd, fils d'Ethéreld, et ses six cents compagnons revenant de Normandie, qu'il devait accueillir. Pour justifier de son honorabilité, le Saxon achètera le silence et les témoignages de moralité de ses complices.
Edward, autre fils d'Ethéreld, est lui aussi rappelé de Normandie pour ceindre la couronne. Godwin pose alors, pour condition de son assentiment, une union avec sa fille Egithe. Le nouveau roi se souviendra-t-il des mœurs franques ? Il n'aura aucune postérité de cette union de mauvaise raison.
Edward, prince écœuré, se déplaît en Angleterre. Il ressent l'isolement insulaire et n'éprouve aucune sympathie pour son entourage. Pour se désennuyer de la compagnie des familiers que Goldwin lui a laissé, il s'entoure de Normands qu'il établi dans toutes les grandes situations de son État. Edward a deux héritiers possibles : Guillaume de Normandie, son « neveu à la mode de Normandie » et son beau frère Harold, fils de Goldwin.
Résumer donc la conquête de l'Angleterre à la seule journée du 14 octobre 1066 serait donc faire peu de cas de l'opportunisme politique des Normands. Sens de la situation que confirme la Tapisserie de Bayeux qui rappelle l'ambassade d'Harold auprès de Guillaume, sa libération de Guy de Ponthieu, son accession à la chevalerie de la main du Duc, sa demande en mariage pour une des filles de Guillaume, enfin son serment sur les reliques, liens solennels qui font d'Harold l'homme lige de Guillaume. Harold rompt ses serments à l'Épiphanie 1066 et succède à Edward le Confesseur qui vient de mourir. Guillaume envoie une ambassade afin de rappeler les promesses. Harold renie ses engagements familiaux et vassaliques. La diplomatie Normande décide alors d'attaquer Harold devant la plus haute autorité morale de l’époque : le Pape, pour violation de serment et usurpation de pouvoir. Suprême habileté qui fait de Harold un parjure, de Guillaume, presque excommunié seize ans avant pour son mariage avec Mathilde, un fils obéissant de l'Église et de son entreprise une croisade !
Double bénéfice, car par ce fait les Normands servent une cause qui les grandit et qui, en qualité de croisés, interdit toute action contre leurs biens pour la durée de l'opération. Ainsi d'un simple enjeu Normand on a fait une affaire de morale d'ordre général. Sur le canevas de l'organisation Normande tous, guerriers et clercs, bourgeois et abbés, Francs ou Bretons veulent en être.
Après la Bataille d'Hastings, l'Angleterre reste à conquérir et si le Doomesday Book explique en partie que le succès s'appuie sur le remplacement des élites Brito-Saxonnes, ceux qui viennent de vaincre demeurent prisonniers de leur conquête.
L'époque des grandes aventures est désormais révolue, il faut gérer plus qu'exploiter. Ici, encore, se manifeste le sens politique de Guillaume. Destructions exemplaires des villes rebelles alternent avec des redditions à des conditions clémentes voire inespérées et très honorables pour ceux qui se rallient. Déjà, toutes les bases d'une guerre « psychologique » qui durera vingt ans et huit mois.
Soufflant le chaud et le froid, Guillaume peaufinera sa « conquête », n'hésitant jamais à rejeter toujours plus vers des horizons plus lointain, tout ce qui peut freiner la réalisation d'un État gui peut entrer dans l'Histoire.
François Delaunay

L'histoire au service de la pensée

Fracas, fureurs guerrières semblent résumer ces époques où norois et leurs descendants normands s'illustrèrent d'éclatante façon.

Ces temps furent certes violents à nos yeux, quoique deux guerres fratricides qui ravagèrent le territoire européen en moins de trente-cinq ans ne nous donnent guère le droit de porter un jugement trop sévère alors que nous n'avons même pas fini de subir les conséquences de ces désastres. Il ne faudrait toutefois pas réduire la Normandie et le rayonnement culturel qu'elle engendra à ces uniques faits d'armes, aussi fameux furent-ils (les chroniqueurs rapportent des combats en Italie du Sud où le rapport des forces en présence était de un contre dix au détriment des Normands ce qui ne les empêchaient pas de triompher des armées byzantines qui leur étaient opposées). Ceux-ci ne furent, finalement que le prétexte ou le résultat de phénomènes plus vastes et plus complexes. En effet, c'est le côté « civil » des États ainsi créés qui cimenta l'espace Normand.

Le pouvoir utilisait les guerres comme moyen et non comme une fin en soi. Lorsque d'autres voies que celles des armes étaient possibles, celles-ci furent utilisées (alliances matrimoniales, achat de gouverneurs de forteresses à investir, diplomatie, etc.). À cet égard, le Duc Guillaume brandissant l'étendard de saint Pierre pour une croisade anti-Saxonne est un modèle du genre car si l'effet fut nul sur ses adversaires directs, il avait, malgré tout, lié les mains de ses adversaires continentaux potentiels qui ne pouvaient s'attaquer aux terres d'un croisé sans problème avec un pouvoir ecclésiastique puissant, assurant ainsi une régence tranquille à la Duchesse Mathilde et à son conseiller Lanfranc, alors que le gros des forces de la Duché n'était plus présent à la défense des marches.

Toute l'histoire de la Normandie s'inscrit dans cette perspective : recherche d'une paix à l'intérieur pour pouvoir faire face aux menaces de l'extérieur. Cette paix intérieure, dès que le pouvoir était suffisamment fort pour l'imposer, fut partout mise en place par divers moyens, pragmatisme oblige, tel que l'instauration de la Trêve de Dieu par le Duc Guillaume avant même qu'il ne soit devenu « Le Conquérant », interdiction et démantèlement, le cas échéant, des châteaux « adultérins », morcellement des fiefs des grands vassaux, etc. Les Rois Normands de Sicile allèrent même beaucoup plus loin dans ce sens en instaurant, sûrement plus par sens politique que par esprit de tolérance religieuse, un régime de coexistence pacifique entre les trois monothéismes, à une époque ou l'exclusion était plutôt la règle, garantissant ainsi à leur conquête une paix intérieure impossible sans cela. Cette recherche de paix favorisa alors dans tous les territoires Normands l'agriculture, le commerce terrestre et maritime, l'architecture, la législation, etc.

C'est donc dans ces espaces de paix, fut-elle relative, que se forgea la réelle grandeur de la Normandie. Elle en bénéficia longtemps après que les aventures des Ducs-Rois et de leurs émules eurent cessées. Elle en garde encore, de nos jours, toutes les potentialités ; que les Normands reprennent en main leur destin et redevenus maîtres de leur sort et « sire chez eux » dans une nouvelle Europe et on les verra se déployer et redonner à la Normandie la grandeur qui fut la sienne.
Christian Camille