On trouvera ici, pour l'heure, les textes de Runes-Lettres d'O.D.I.N.
qui, à terme, seront complètés des réflexions du groupe de
travail de l'O.D.I.N.-76, de sa création jusqu'à sa dissolution en 1996.



vendredi

La bataille décisive du Val-ès-Dunes 1047

Les péripéties en ont été retracées par Michel de Boüard, dans son Guillaume le Conquérant, d'une façon qui semble définitive. C'est par un autre aspect qu'elle mérite un nouvel et sérieux examen car il semble qu'il est possible d'en tirer des conclusions qui vont à l'encontre des idées jusqu'à présent admises sur la fondation de la féodalité normande.
Pour l'ensemble des historiens, et de M. de Boüard à qui il faut toujours revenir en ce domaine, la bataille du Val-ès-Dunes opposa Guillaume le Bâtard, soutenu par son suzerain le roi de France Henri 1er, ses vassaux révoltés du Bessin et du Cotentin. « Le duc, écrit-il, attaqué par ses vassaux normands...(1) et dans son dernier ouvrage (2) précise... Guy de Brionne, poussé par une ambition exacerbée n'hésita pas « fouler aux pieds le lien de parenté... le devoir de gratitude... sans parler de la fidélité due par le vassal à son seigneur ». Ayant souligné auparavant que « tous les protagonistes de ce complot (de 1047) sont des seigneurs et des officiers ducaux » (Grimout du Plessis, Hamon le Dentu seigneur de Creuilly, les vicomtes de Bessin et de Cotentin Renouf de Briquessart et Néel de Saint-Sauveur) il semble bien que l'éminent historien les ait considérés comme des vassaux du duc, ou plus exactement du comte de Rouen.
Je ne le pense pas pour deux raisons dont l'une est tirée de Guillaume de Poitiers (3) l'autre de Wace dans le roman de Rou.
Dans les Gesta Willelmi on apprend des conjurés de 1047 qu'ils fomentent leur ligue dans le désir de conserver « la liberté dont ils avaient pris l'habitude d'user à leur guise de leurs propres biens et de piller ceux des autres ».
Que les guerres privées aient été fréquentes à cette époque même entre vassaux d'un même seigneur ne pourrait surprendre. Que des vassaux aient pris l'habitude de disposer librement de leurs biens est anormal ; c'est le fait d'hommes libres, d'alleutiers (4) non de tenanciers insérés dans le système féodal.
Voudrait-on soutenir que cette émancipation se serait produite pendant les troubles de la minorité du Bâtard ? Quelle preuve en pourrait-on donner ? Et pourquoi celte habitude ne daterait-elle pas des premiers temps de l'installation d'une armée viking dans l'ouest neustrien, installation qui aurait eu lieu « sans aucune relation avec l'entreprise de Rollon qui est plus récente d'un demi-siècle environ ». (5)
Ce ne sont, il est vrai, que présomptions. Le Roman de Rou les corrobore fortement et de façon qui semble définitive». (6)
Lucien Musset a insisté sur la crédibilité qu'il convient d'accorder au récit de Wace en raison de ses relations avec la cour de Normandie et de son long séjour à l'abbaye Saint-Étienne de Caen ou il acheva son poème vers 1170. Ce qui m'intéresse ce ne sont pas les péripéties du combat mais le dispositif des années, de celle des conjurés essentiellement.

Elle se compose de deux groupes distincts et ce n'est certes pas sans intention que le poète les a ainsi séparés. Ils n'appartiennent pas, malgré le serment qui les a liés, au même clan et leur comportement va le prouver.
À côté de l'ost des seigneurs de l'ouest, mais l'écart, se tient Tesson. L'important contingent qu'il commande inquiète le roi de France et son attitude l'intrigue. Guillaume aussitôt le rassure : « Je crois tous ces gens de mon côté. Leur seigneur n'a aucun motif d'hostilité ou de colère contre moi. »
Rien de tel au sujet des conjurés qui forment le gros de l'année. Guillaume sait donc que tous les autres seigneurs ont quelque grief à faire valoir contre lui.
Aurait-il manqué à ses devoirs de suzeraineté envers tous ces vassaux en même temps ? Le caractère personnel de l'hommage rend difficilement admissible une telle hypothèse.
C'est Wace qui donne lui-même en clair l'explication en nous transportant auprès de Raoul Taisson pour nous faire entendre les admonestations que lui prodiguent ses compagnons : «Qu'il se souvienne qu'il est l'homme de Guillaume, qu'il y a déjà longtemps qu'il lui a fait hommage et que quiconque livre combat à son seigneur perd ses droits sur le fief et la terre.». (6)
Raoul est le vassal du Rollonide. Il lui a rendu hommage ; il est son homme.
Peu importe la subtilité qui va lui permettre de s'exonérer de son serment de ligueur sans manquer à la foi jurée du vassal, avant de s'éclipser du champ de bataille. Ses fiefs il les tient de Guillaume. Il n'est pas un fils de Viking. Son père et sa mère sont angevins, venus en Normandie à la fin du Xème siècle car il y a des places à prendre sous l'autorité des descendants de Rollon.
Mais les autres, tous les autres conjurés, ils ne se révoltent pas contre un suzerain ! Ce sont des hommes libres qui vont livrer un dernier combat pour la sauvegarde de leurs biens et de leur indépendance qui est leur honneur.
Le fait que certains d'entre eux soient les représentants du pouvoir du comte de Rouen ne semble pas une objection dirimante. Pourquoi auraient-ils refusé un titre qui leur donnait un surcroît d'autorité pour, éventuellement, participer à la défense de la Neustrie viking ? Était-il pour cela nécessaire de se courber sous la férule de l'un d'entre eux et d'entrer dans le régime féodal dont ils rejetaient le principe même, la hiérarchie et la subordination.
Bataille du Val-ès-Dune ! Bataille décisive, non pas qu'elle ait mis fin à la rébellion de vassaux contre leur suzerain mais parce qu'après elle va s'épanouir enfin, « jusqu'au niveau du modèle » (7) une féodalité qui ne laisse nulle terre hors de son emprise.

Nulle terre ? Et le royaume d'Yvetot !
En a-t-on assez ri et médit de ce « fabuleux royaume » ! « C'est une calamité pour un pays d'être affublé dans l'Histoire et dans l'opinion publique d'un titre ridicule qui ne permet plus de le prendre au sérieux ». Tel est le sentiment du bon abbé Cochet de l'Académie de Rouen. (7b) Demain il ne sera plus possible d'en rire sans, par un juste retour, encourir le ridicule car l'apport de cette principauté pour la connaissance de la féodalité normande est exceptionnel, unique même.
L'indépendance totale de cette principauté pendant 650 ans environ en jouissant de tous les droits de la souveraineté, trouve son origine dans la période antérieure au prétendu traité de Saint-Clair-sur-Epte de 911, Ivar, prince éponyme, s'étant installé sur les ruines des abbayes de Logium et de Fontenelle (son descendant en était encore suzerain en 1203) avant que Rollon ce tard venu se fut établi à Rouen.

Il faut donc renoncer à la théorie jusqu'alors admise après les thèses de MM. Lagouelle (8) et Carabie (9) de l'inexistence de terres libres aux premiers temps de notre province. C'est à la lumière de cette constatation qu'il faut remettre en cause certains aspects de la naissance de la Normandie, ce que permet également une interprétation nouvelle du « De Moribus » de Dudon de Saint Quentin (10). N'est-il pas temps, pour répondre aux sarcasmes de l'abbé Cochet et de quelques autres, que la ville d'Yvetot revendique le droit de porter désormais le nom d'Yvetot-le-Roi.

Et ce serait justice !
Jean Thorel

1 & 2 Michel de Boüard « Guillaume le Conquérant » PUF 1958 p.26 éd. FAYARD 1984 p.124
3 Guillaume de Poitiers « Gesta Willelmi Ducis Normanorum et Regis Anglorum » (Traduction R. Foreville. Paris 1952)
4 Propriétaire d'une terre ne relevant d'aucun supérieur, donc de pleine propriété contrairement à la tenure chargée en outre d'obligations et de services.
5 M. de Boüard 1984 p.41
6 Lucien Musset. Naissance de la Normandie dans « Documents de l'histoire de la Normandie » p.101 et 105
7 Fossier R. Enfance de l'Europe Xème XIIème siècles. Paris 1942
7b Abbé Cochet. Les églises de l'arrondissement d'Yvetot. T.2 p.312
8 Lagouelle N. Essai sur la conception féodale de la propriété foncière dans le très ancien droit Normand. Thèse Paris 1902
9 Carabie R. La propriété foncière dans le très ancien droit Normand XIème XIIIème siècles. Thèse Caen 1943
10 Dudon de Saint Quentin « De Moribus et Actis Primorum Normanniae Ducum » Édition Lair. Caen 1865

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