On trouvera ici, pour l'heure, les textes de Runes-Lettres d'O.D.I.N.
qui, à terme, seront complètés des réflexions du groupe de
travail de l'O.D.I.N.-76, de sa création jusqu'à sa dissolution en 1996.



mardi

Runes, Printemps 1993


Editorial ...

De BERNARD CHANTEBOUT


La Nation

Le mot lui-même est ancien : on le trouve chez Rutebeuf en 1270 ; et à l'université de Paris, comme d'ailleurs à celle de Londres, les étudiants étaient organisés en quatre nations. C'est au cours de la seconde moitié du dix-huitième siècle seulement qu'il apparaît dans le vocabulaire politique comme désignant une communauté ayant vocation à l'exercice d'un pouvoir souverain. Les premiers à l'utiliser dans ce sens sont, semble-t'il, les membres des Parlements – c'est-à-dire des Cours de Justice de l'Ancien Régime. Ils s'en servent pour légitimer leur fronde contre le pouvoir monarchique.

Ainsi, initialement, l'idée de nation est un brûlot lancé contre l'absolutisme monarchique. Mais très vite, la bourgeoisie prend le pouvoir, construit un État nouveau, et l'idée de nation va devenir un instrument au service de l'absolutisme de cette classe et de cet État.

L'idée nationale a, pour la bourgeoisie, une double fonction idéologique. La première fonction de l'idée de nation est de constituer le peuple comme nouveau titulaire de la souveraineté, pour abroger le principe de souveraineté de droit divin qui puisait sa force dans une tradition presque millénaire et dans le sentiment religieux, il fallait lui trouver un substitut crédible, ce ne pouvait être que la souveraineté du peuple.

Mais l'idée nationale avait, pour la bourgeoisie, un autre avantage, plus substantiel à terme, qui était de la mettre à l'abri d'une revendication du pouvoir par le peuple réel.

L'idée de souveraineté nationale permettait de conjurer ce péril. Avec elle, le peuple est bien souverain : mais il l'est en tant que nation. La souveraineté n'appartient pas aux individus qui la composent, mais à un être fictif, la nation, qui les réunit tous. La nation est une personne morale : en tant que telle, elle a des intérêts propres, qui peuvent être distincts de ceux des citoyens considérés isolément

Ainsi, l'aboutissement concret de la théorie de la souveraineté nationale, – en tant que nation – reste bien le titulaire théorique de la souveraineté, celle-ci est exercée par une petite élite – la classe politique – qui ne peut guère, en pratique à l’époque, se recruter que parmi les bourgeois et qui saura promouvoir les intérêts de cette classe.

Au moment où Sieyès rédige « Qu'est-ce que de le Tiers-état ? » La nation française – au sens moderne du terme – n'existe pas encore. La France n'est toujours, selon le mot de Mirabeau, qu'« un agglomérat inconstitué de provinces désunies ». Pour donner du corps à sa doctrine, la Révolution va devoir s’employer à créer la nation ; et elle le fait très activement : le 14 juillet 1790, les provinces abdiquent leur privilèges et leurs particularismes pour se fondre dans un cops unique. Le découpage du pays en départements aux dimensions égales et au statut uniforme vient entériner cette fusion. Les jacobins l'emportent, et leur nom devient pour toujours synonyme de « centralisateurs ». Lorsque, le 25 septembre 1792, la Convention proclame la République, elle ne dit pas que la France est une république ; elle proclame : « la République est une et indivisible ». Ces deux qualités apparaissent ainsi d'emblée comme consubstantielles à l’idée de république…

La première conséquence de cette politique est un fantastique renforcement de l’État : à partir du moment où la nation, ainsi créée par une volonté systématique, existe réellement, un lien nouveau se forge entre les gouvernés et le pouvoir. La nation constitue le concept intermédiaire, le terme moyen, d’un nouveau syllogisme : – 1) le peuple 2) État = nation, 3) donc État = peuple – qui est à inscrire parmi les plus belles escroqueries politiques de ce temps.

Aujourd’hui l’idée d’État-nation, cause de tant et tant de morts en Europe, poursuit sa ronde funèbre à travers le monde. Partout les peuples s’entre-exterminent parce qu’ils coexistent au sein d’un même État, et que l’Europe leur a expliqué que cela ne se faisait pas, et qu’à chaque État ne pouvait correspondre qu’une seule et unique nation. Devant tant de ravages, peut-être serait-il temps de s’interroger sérieusement sur le concept même de nation.

La nation c’est donc la communauté de tous ceux qui sont favorables – ou au contraire définitivement hostiles – à l’État dont ils sont les sujets. Il en résulte que lorsque l’État se dit au service de la nation, il ‘est en fait au service que de lui-même : une politique « nationale », c’est une politique qui permet à l’État de tirer de la collectivité qu’il domine le maximum de ressources en vue d’accroître sa puissance. À cette politique, on voit aisément ce que gagnent les gouvernants : ceux qui les gênent ne sont plus seulement des adversaires politiques, ce sont des traîtres à la nation ; et les crimes que le pouvoir commet contre ses propres ressortissants échappent à toute censure au nom du principe de souveraineté et de non-immixtion : toujours du sang et des larmes ; si elle perd, la ruine ; si elle gagne et obtient le rattachement à son État de quelques territoires étrangers, son particularisme, qui est en principe sa raison d’être, s’en trouve menacé.

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